C’est le moment de repenser notre projet de filière !

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Nous devons être en mesure de répondre à l’exigence de l’instant sans compromettre le lendemain… Il faut envisager de se réécrire un nouveau projet de filière car nous sommes prêts au changement comme jamais… Il faut savoir rebondir, préserver l’agilité, la vitalité induites par la crise : le directeur de la filière fruits et légumes de Carrefour France, Matthieu Lovery, nous adresse un message aussi réaliste sur le présent qu’encourageant pour l’avenir. Il participera au débat sur l’avenir du sourcing dans le cadre de notre prochain Forum végétable.

© végétable

Comment évoluent les achats sur les points de vente depuis le début de la crise ?

Nous observons des attitudes très différentes selon les formats. Pénalisés par leur éloignement et les restrictions de circulation, les hypermarchés réalisent malgré tout un travail exceptionnel et stabilisent leur activité, mais à cycle inversé : c’est en début de semaine, au lieu de la fin de semaine, d’habitude, que se concentrent désormais les gros caddies. Les ménages font le plein les lundi ou mardi pour tenir le reste de la semaine. Ce qui implique naturellement une réorganisation complète du rythme du rayon et de l’organisation de nos approvisionnements, tout particulièrement en produits frais. Au fil des jours, nous sentons monter l’attention au prix, reflet de l’évolution de la situation financière d’une part de la population, dont les revenus sont affectés par la crise, ou qui anticipe une contraction de son pouvoir d’achat. Je pressens que les places relatives des individus dans la société vont changer et que leur capacité de dépense est en train de bouger. En revanche, en temps de crise, l’alimentation retrouve une place centrale dans les préoccupations. Elle est très nettement revalorisée.

Comment cela se passe-t-il avec vos équipes, en centrale d’achat, sur les points de vente ?

La protection de nos équipes a été une priorité absolue et la gestion du personnel, dans un tel contexte, devient un exercice ardu. Cependant, alors que notre image sociétale n’est pas toujours très bonne, ce contexte nous permet de dire à nos collaborateurs, à tous les niveaux : vous avez une mission ! Et notre chance est quand même de pouvoir poursuivre notre activité, de pouvoir continuer à travailler. Nos collègues en magasins sont incroyables : ils sont exposés à l’anxiété en permanence. Nous devons en conséquence répondre au mieux à leurs besoins, plus que jamais ! En centrales d’achat, nous avons rompu avec le dogme de la présence indispensable des acheteurs et de leur proximité avec le produit qu’ils commandent et nous les avons installés en télétravail : quand nous avons pressenti l’évolution imminente vers le confinement, dès le dimanche, nous les avons contactés un à un pour leur demander de rester à l’abri chez eux. En revanche, les agréeurs sont toujours sur le terrain et le taux d’absentéisme ne dépasse pas 5 %.

Quid de la proximité ?

Elle est naturellement portée par les restrictions imposées aux déplacements. La hausse moyenne de l’activité des supermarchés se situe entre 25 et 35 %, celle des petits formats urbains de 50 à 60 %. Il a fallu absorber ces évolutions, s’adapter, gérer des moments d’emballement, des clients, des filières. Au début, nous avons connu des jours à plus de 100 % de croissance, avec des comportement parfois excessifs de points de vente qui cherchaient à se surcouvrir par des commandes excessives : certaines bonne initiatives peuvent parfois s’avérer contreproductives. De fait, depuis quelques semaines, tout va très vite. Cela requiert une capacité d’adaptation incroyable. Nous réfléchissons ensemble, nous décidons ensemble, nous agissons ensemble et, la semaine suivante, il faut savoir éventuellement prendre le contre-pied de la semaine précédente parce que la situation l’exige ! Et là, je réalise que je suis entouré de gens formidables. Notre filière fruits et légumes est habituée à s’adapter bien davantage que les filières PGC, dont l’univers est plus routinier, plus prévisible.

Comment la situation évolue-t-elle au fil du temps ?

Chaque semaine, presque chaque jour, a son thème. La première semaine, c’était avoir à manger, on n’avait pas le temps de lever les yeux. La seconde, c’était faire pas trop mal. La troisième, cela devient comment j’essaie de faire mieux, de remettre du plaisir : au bout de deux à trois semaines de crise, les produits plaisir commencent effectivement à revenir… Alors que durant toute la période initiale nous avons vécu une logique de simplification des gammes et de massification pour faire face à la demande en volume. Nous nous reposons régulièrement la question du niveau d’exigence. Sur l’idée de fond de ne rien lâcher, on se donne une ligne de conduite momentanée adaptée aux circonstances et on remonte progressivement. Et là je réalise combien les moments que nous traversons nous permettent d’oser changer des pratiques jusqu’ici intangibles. Nous sommes en pleine accélération du temps et des prises de décision avec comme état d’esprit : prévoir le pire, espérer le meilleur ! Aujourd’hui, nous sommes en mesure de commencer à projeter la suite.

Comment gérer le prix dans de telles périodes de tension ?

Dans ces circonstances, la question des prix relève de la responsabilité de l’ensemble de la filière. Et j’observe notamment qu’à cet égard la filière pomme de terre a été particulièrement responsable face à une demande exponentielle. Nous consentons les hausses de prix résultant de celle des tarifs des transporteurs, mais nous sommes très sollicités par les médias sur ce sujet et donc vigilants. On nous parle notamment du prix de la tomate grappe et je pense que ces circonstances vont nous permettre, effectivement, d’avancer ensemble sur des dossiers comme celui-là !

Quelle place pour le collectif dans ce contexte ?

Je suis membre de la commission économie d’Interfel et j’assume ne pas y avoir été toujours très assidu. Mais je le suis depuis le début de la crise et j’apprécie tout particulièrement le dialogue engagé sous la houlette de Daniel Sauvaitre : les gens se parlent, s’écoutent, décident, agissent. Ici, je suis plus que jamais convaincu que le collectif est la solution ! Je suis certain que nous ne reviendrons pas à la situation antérieure et il devient donc essentiel de préparer l’avenir. Nous pouvons fonctionner différemment, le champ des possibles est ouvert. De nombreuses opportunités se présentent. Nous devons être en mesure de répondre à l’exigence de l’instant sans compromettre le lendemain. Je crois qu’il faut envisager de se réécrire un nouveau projet de filière, car nous sommes prêts au changement comme jamais. Il faut savoir rebondir, préserver l’agilité, la vitalité induites par la crise. Nous avons ici l’occasion de faire des choses plus intelligentes, saisissons-la ! Ce moment est révélateur de nos forces et nos faiblesses. Il faut profiter de cet élan, saisir cette occasion unique qui nous est prodiguée pour avancer !