Il n’y a pas d’inflation anormale sur les fruits et légumes !

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Contrairement aux idées qui circulent ces derniers jours, Laurent Grandin, le président d’Interfel, relativise l’inflation attribuée aux fruits et légumes en ce mois d’avril. Il évoque ici le travail réalisé par la filière F&L française pour s’adapter à la crise depuis six semaines et se projette dans l’avenir avec une gestion de marché plus intégrée.

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Comment rééquilibrer nos approvisionnements sans brutaliser les opérateurs en place ?

Je tiens à préciser en préambule qu’il y a, chez nous, une volonté des politiques de renationaliser partiellement les productions pour faire fonctionner la machine France. Cependant, ce n’est pas une exception française : d’autres pays, notamment en Europe, ont lancé un appel patriotique à leurs concitoyens pour qu’ils achètent local, comme le ministre espagnol, tout en restant naturellement ouverts aux échanges européens ou bien pour les productions que nous ne possédons pas et issues de pays tiers. Un bon compromis devrait s’établir dans le temps par la concertation, sachant que beaucoup reste imprévisible en fruits et légumes. Ceci exige des ajustements permanents avec une concertation de filière sur les flux et un objectif global qu’il ne faut jamais oublier, à savoir que les objectifs de santé publique sont d’accroître significativement la consommation de fruits et légumes. La contractualisation peut aider, mais elle aura toujours une portée limitée dans nos produits. Je pense à d’autres outils de gestion, qu’une interprofession peut seule mettre en œuvre avec ses membres pour réguler un marché et anticiper les risques de crises, comme l’observatoire des prix que nous venons d’instaurer avec la collaboration du CTIFL.

Les médias parlent beaucoup d’inflation sur les fruits et légumes en cette fin avril : qu’en est-il effectivement ?

Pour avril c’est un peu tôt, l’inflation constatée en mars sur les fruits et légumes est de l’ordre de 3,5 %. Les fruits et légumes n’ont pas flambé, malgré une demande en nette hausse. Il y a souvent confusion entre panier moyen, qui a effectivement fortement augmenté, et prix moyen.

Il faut noter qu’en mars, nous ne sommes autosuffisants qu’à 35 % de nos principaux approvisionnements, à 40 % en avril, et cela monte progressivement au cours du printemps et de l’été. Il est évident que, si l’on met 35 % de l’offre pour servir 100 % de la demande, on induit un manque et une tension effective. Il y a eu dans la période, pour une série de raisons liées à la crise sanitaire que nous traversons, un ralentissement des flux en provenance du Maroc, d’Espagne et d’Italie, mais face au déficit d’offres nous avons collectivement œuvré à une diversification des approvisionnements pour permettre une meilleure accessibilité  de nos produits. Je rappelle aussi qu’au début de la crise, il y a eu un comportement d’achat type « troisème guerre mondiale », centré sur les produits stockables de première nécessité. On a trop vite oublié que, au début de cet épisode sanitaire, les fraises et asperges étaient en crise conjoncturelle déclarée au début du mois de mars. Nous avons ensuite assisté à une consommation très soutenue de fruits et légumes frais, en hausse de 15 %, d’après Iri*, et les consommateurs ont retrouvé le chemin de la diversité alimentaire et de la cuisine. Il est aussi vrai qu’il y a eu une autre phase de tension sur le marché début avril sur quelques produits, mais elle a été suivie d’une détente et nous sommes revenus fin avril à des prix plus proches de ceux de saison. Enfin, le ralentissement  des importations du sud a aussi réduit, dans un premier temps, la part de produits d’entrée de gamme dans les paniers des consommateurs, et la forte demande en produits préemballés, le coût du transport et de la main-d’œuvre, ont relevé mécaniquement le prix moyen.

Quel a été le rôle d’Interfel dans ce contexte ?

Les quinze organisations professionnelles membres de notre interprofession ont fait preuve de beaucoup de maturité, de sérénité, de cohésion, de capacité à échanger en interne, nous avons su trouver des compromis. Conscients d’un choc économique à venir pour de nombreux foyers, nous nous sommes investis auprès du commissaire européen pour obtenir la conversion de l’opération « fruits et légumes et lait à l’école » en chèques fruits et légumes pour les familles défavorisées avec enfants, privés de cantine actuellement. Il me semble important de consacrer une partie des budgets agricoles communautaires pour assumer cette dimension sociale de l’alimentation. Sur le plan opérationnel, nous avons lancé des actions insolites pour une interprofession, comme la commande de masques pour la filière directement en provenance de Chine, considérant que c’était à nous de prendre ce type de risque pour permettre à nos entreprises et leurs collaborateurs de fonctionner avec le maximum de sérénité. Nous livrons actuellement une première commande de 900 000 masques, nous en attendons une deuxième et une troisième. Au total, nous aurons assuré la livraison de plus de 2 millions de masques au secteur. Après avoir réagi très rapidement en mettant en place des informations sur les réseaux sociaux et élaboré une campagne à la radio, nous venons aussi de nouer un partenariat avec France Télévision pour une communication d’environ une dizaine de jours du 4 au 13 mai, pour faire passer des messages de fond sur les réalités de la filière fruits et légumes et rassurer les consommateurs. Cette action a pu se mettre en place grâce à une réorientation et une optimisation de nos budgets mais également, étant secteur prioritaire d’importance vitale, nous avons pu bénéficier de conditions tarifaires circonstanciées pour une opération de cette ampleur.

Comment envisagez-vous l’après-crise ?

Nous commençons effectivement à nous projeter dans l’après, avec à la fois la volonté déclarée par le président de la République d’une relocalisation accrue de la production et aussi d’avoir une véritable politique de développement de la consommation des fruits et légumes avec de vraies mesures pour y parvenir, mais également et surtout une modification du cadre interprofessionnel, afin de conforter notre capacité à réguler les flux avec des outils appropriés : suivi des prix hebdomadaires, capacité à réguler collectivement les apports, substituer les outils de régulations à la logique de compétition et d’affrontement qui a prévalu jusqu’ici. Le dispositif européen actuel est une machine à faire perdre la France, qui a vu son potentiel fruits et légumes s’éroder de 50 % en dix ans. Si la courbe se poursuit, dans dix ans, nous serions incapables de faire face à une crise comme celle que nous connaissons actuellement. Il ne faut surtout pas descendre en-dessous de ce seuil que nous avons désormais atteint. Je suis par ailleurs convaincu que, « après », les demandes de la société en matière de respect de l’environnement ne vont pas disparaître.  Il faut donc poursuivre en ce sens, mais, dans ce cas, il faut absolument que l’État dote la recherche appliquée, en complément des fonds professionnels, de moyens en rapport avec cet enjeu pour obtenir des résultats plus rapides.

Comment relocaliser la production dans le contexte concurrentiel actuel ?

Naturellement, selon la période de l’année, la capacité à produire de manière compétitive varie selon les climats des zones de production. Mais j’estime que le degré d’ouverture de nos marchés devra de plus en plus être corrélé au niveau d’harmonisation des conditions de production. On ne peut continuer à mener une compétition sur un marché ouvert avec des coûts doubles de ceux de la moyenne de l’UE. Pour autant, la relocalisation crée l’occasion d’un contact citoyen/producteur. Si la production satisfait les attentes environnementales et gustatives dans le cadre d’un engagement collectif, l’écart de prix d’un produit local peut être compris et supporté. Il faut maintenir, sur les territoires, un niveau de production suffisant pour assurer un approvisionnement régulier et contenir l’inflation en faisant confiance à la filière pour gérer le marché, sans pour autant se fermer aux échanges. La diversité de notre offre et la complémentarité des divers circuits de distribution est le gage du soutien d’un niveau de consommation, reconnue comme enjeu de santé publique. Il serait dommage de ne pas capitaliser sur les acquis de cette période pour obtenir des outils de gestion de marché. Par ailleurs, il faut des échanges d’information continus, des outils de mesure et de pilotage pour que les organisations de producteurs puissent mieux gérer et orienter leurs offres. Ce qui veut dire revenir aux origines de l’Union européenne quand l’agriculture et l’alimentation fonctionnaient hors du champ de la concurrence classique, avec cependant un encadrement spécifique.

Comment voyez-vous l’évolution des pratiques de consommation suite à la crise ?

On peut effectivement s’attendre à une évolution durable des pratiques d’achat, qu’il s’agisse de drive, de précommande, de livraison à domicile, toutes voies puissamment activées ces dernières semaines. Nous assistons ainsi à la distribution de fruits et légumes frais en des points où on n’avait pas coutume de les voir jusqu’ici, mais en raison de nos objectifs d’accroissement de consommation ces nouvelles initiatives doivent venir pour développer notre potentiel et pas se substituer à ceux déjà existants. Il y a aussi une forte montée de la demande de produits préemballés, qui repose la question des échéances et alternatives au plastique alors que l’on sait désormais recycler quasi à l’infini le PET (polyéthylène téréphtalate) et que les filières de recyclage sont en place. Au moins le temps de développer des alternatives crédibles au plastique, économiquement supportables, et de laisser aux opérateurs le temps d’amortir les machines installées, ceci dans le cadre d’une décision européenne harmonisée.

* Information Resources Inc.