Quand la science descend sur le terrain

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Décidément, la crise sanitaire fait bouger les lignes et génère des ouvertures. Marie-Josèphe Amiot-Carlin, chercheuse en nutrition humaine, projette une vision systémique connectant les modèles agricoles, les modèles nutritionnels et la résilience des populations. Ou l’agriculture comme un enjeu de santé publique !

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Quel est actuellement le cadre de votre travail de recherche ?

Depuis 2017, je contribue à la réflexion et à quelques travaux interdisciplinaires sur les systèmes alimentaires et leur durabilité, avec des nutritionnistes, des sociologues, des économistes, des agronomes… de Montpellier relevant de différents établissements et instituts (Institut Agro, Cirad, IRD, Inrae, CIEHAM-IAM, Université). Nous travaillons sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations, en particulier de la zone méditerranéenne et des pays du Sud (Afrique, Asie). Nous nous orientons vers le concept « One Health » (santé globale) en intégrant les aspects sanitaires (exposition aux risques chimiques, microbiologique…). Le concept « One Health » nous amène à étudier les reconnexions entre sécurité nutritionnelle des populations avec environnement/écologie et les productions agricoles, ainsi que les déterminants de résilience des systèmes alimentaires à l’échelle territoriale.

La question inflammatoire, si prégnante pour les victimes du Covid 19, est-elle abordée ?

J’observe que, dans ce contexte de crise, on interdit aux patients de prendre des anti-inflammatoires, sans doute en raison d’effets-doses. Par ailleurs, nous savons que certains nutriments lipidiques (oméga-3, vitamine D) ayant des activités anti-inflammatoires pourraient avoir une action positive contre les virus. Des études récemment publiées indiquent que l’acide arachidonique, d’autres acides gras polyinsaturés et certains de leurs métabolites synthétisés dans notre corps peuvent inactiver les virus. Il y a là une problématique très intéressante à étudier avec la question du statut nutritionnel. Des données préliminaires suggèrent que les personnes obèses courent un risque accru de Covid-19 sévère. Cependant, les données sur les paramètres métaboliques sont rares chez les patients atteints de Covid-19. Des études épidémiologiques sont intéressantes à entreprendre sur le statut pondéral, les anomalies métaboliques et  les risques de complications notamment respiratoires. Il est établi que les personnes avec une surcharge pondérale ont un statut nutritionnel plus bas, en raison d’une alimentation souvent à faible densité nutritionnelle, de la séquestration des nutriments lipidiques protecteurs comme la vitamine D dans le tissu adipeux et de l’oxydation plus élevé de vitamines protectrices.

C’est un véritable enjeu de santé publique ?

En effet, il faut favoriser l’activité physique, aller au soleil, manger plus équilibré. Ce qui signifie que le temps passé devant les écrans (en forte hausse en période de confinement) constitue un problème majeur de santé publique. Se rajoutent le manque de sommeil, la montée du tabagisme et du stress dans une ambiance anxiogène.

Cette crise va-t-elle modifier les pratiques alimentaires ?

Si la crise de 2008 n’avait pas vraiment changé nos pratiques en France, celle de 2020 risque de nous faire changer, car on est tous touchés. A l’annonce du confinement, les gens se sont rués sur l’alimentaire, avec la peur de manquer, en reconnaissant implicitement la valeur centrale de l’alimentation. Je crois que les acteurs de la chaîne alimentaire vont aussi changer leurs pratiques, mais comment vont-elles être réinventées, là est la question ? On a contribué à la dégradation des filières en cherchant systématiquement des prix bas. À chaque enseigne de réfléchir à son « sourcing » et ses enjeux. Nos recherches à Montpellier sont très actives sur ces sujets et nous réfléchissons à une agriculture plus tournée vers les enjeux nutritionnels pour une meilleure couverture de tous les besoins en nutriments (protéines, lipides, vitamines, minéraux). Nos approches sont plus intégratives en prenant en compte plusieurs critères, comme les impacts sur l’environnement par des analyses de cycles de vie. Si je prends l’exemple des protéines, nous faisons le constat en France d’une consommation certainement excessive de protéines animales et nous interrogeons les possibilités conférées par les protéines végétales avec les légumineuses reconnues aussi bénéfiques pour l’environnement. Depuis quelques années, nous constatons une hausse de leur consommation, mais elle impacte surtout le soja, ce qui n’est guère satisfaisant pour valoriser les autres légumineuses : il faut se donner les moyens de promouvoir d’autres filières dédiées. Je rejoins aussi Eric Birlouez, sociologue de l’agriculture et de la consommation, lorsqu’il suggère ce qu’il appelle des rétro-innovations en renouant avec des acquis oubliés. Cette crise interroge aussi le local versus le global, la biodiversité de la production, les modes de stabilisation des denrées : il y a plein de choses à réinventer ! Je pense notamment à la notion de territoire, à la connexion rural-urbain qu’il faut repenser, recréer.

Et les relations avec les médecins, le terrain ?

À Montpellier, nous ressentons une volonté de créer des liens entre le monde de l’Agro et celui de la Santé. À nous de sortir de nos sites et d’apprendre à travailler ensemble. Je sens que la crise bouscule nos communautés. Nous avons tout pour agir, je ressens ce volontarisme de part et d’autre et il faut vraiment tirer parti de la circonstance. Mon institut Inrae a une équipe dirigeante très investie sur ces problématiques de santé globale et des questions agri-alimentaires à l’échelle territoriale. Les « success stories » de cette crise permettront de mieux comprendre les chemins d’impact qui seront à privilégier pour des systèmes alimentaires plus durables.