La situation de l’approvisionnement mondial, y compris alimentaire, était déjà très tendue, avec les effets dérivés de la pandémie et du climat. La guerre en Ukraine vient encore compliquer le tout. Tomás García Azcárate, expert des politiques agricoles et alimentaires au niveau européen, livre son point de vue.
L’Ukraine et la Russie exportent aujourd’hui 26 % de l’orge mondial, 34 % du blé, 17 % du maïs, 24 % des graines de tournesol et 73 % de l’huile de tournesol. En d’autres mots, 12 % des calories exportées dans le monde proviennent de ces deux pays. À cela il faut ajouter les exportations de gaz (20 %), les engrais azotés (15 %) et potassiques (17 %). Certains profitent de la situation actuelle pour remettre en question le Pacte vert européen et la stratégie « De la ferme à la table », à commencer par le commissaire européen à l’Agriculture qui a déclaré que, si la sécurité alimentaire était en danger, il conviendrait de revoir les objectifs. Ce mouvement a été bien accueilli par une grande partie des représentants du syndicalisme agricole majoritaire, qui n’était déjà pas très enthousiaste, et mal accueilli par les écologistes, déjà réticents quant au niveau d’ambition réel dont l’Union européenne et les gouvernements nationaux font preuve. Sauf dans le cas d’une guerre atomique qui marquerait la « fin de l’histoire », le changement climatique est une réalité à laquelle nous devons faire face. Ainsi, à mon avis, l’objectif central – favoriser la transition agroécologique de l’agriculture européenne et accroître sa résilience – reste d’actualité, plus encore aujourd’hui qu’hier.
Les stratégies comprennent certains objectifs fixés à l’horizon 2030. Nous avons déjà déclaré ce que nous pensons d’un chiffrage politique et irréaliste, ce qui n’invalide pas l’importance de la nécessaire adaptation au (et mitigation du) changement climatique. Cela signifie-t-il que rien ne peut être tenté pour affronter cette nouvelle situation ? Ma réponse est bien sûr négative. Le défi est de savoir comment.
Précisons d’abord le diagnostic : notre agriculture est confrontée à une augmentation des coûts de l’énergie et des intrants, à laquelle s’est ajoutée, dans le cas de l’élevage, une croissance du coût de l’alimentation animale. Cela se traduit aussi par une inflation qui pénalise en premier lieu les consommateurs les plus modestes. Comme toujours dans les situations de crise aiguë, il convient de ne pas confondre vitesse et précipitation et de garder la tête froide.
Le commissaire européen, quant à lui, a suggéré de privilégier le stockage privé pour assurer l’approvisionnement dans les mois à venir*. L’artiste travaille sans filet. D’autres proposent même de promouvoir des achats publics pour reconstituer les stocks d’intervention. Ce qui revient à retirer des produits du marché en période de pénurie, c’est-à-dire à faire monter encore plus les prix, générant de l’inflation. Quant à l’autre trouvaille du commissaire, la mobilisation de la réserve de crise, on ne sait pas très bien ce qu’elle financerait. Alors que peut-on vraiment faire? Le ministre français de l’Agriculture a indiqué quelques pistes. Elles ne sont pas révolutionnaires mais elles peuvent aider à adoucir la situation. Du côté de l’offre, on peut (si cela n’a pas déjà été fait) supprimer tous les droits à l’importation sur les matières premières concernées et sur les huiles de graines (comme pour les tourteaux). On peut aussi permettre exceptionnellement, pendant un an, la culture des protéagineux et des oléagineux sur les terres en jachère et assouplir les exigences du Greening. Bien que nous soyons encore dans la période des déclarations Pac, il faudrait aussi autoriser la modification des déclarations déjà présentées.
Le principal obstacle à l’augmentation des importations de maïs et de soja en provenance d’autres fournisseurs, tels que l’Amérique latine et les États-Unis, est la liste des produits OGM autorisés à l’importation. La décision nécessite une analyse de l’EFSA (agence européenne de sécurité alimentaire) et une décision politique. Peut-être certains délais peuvent-ils être raccourcis, sans diminuer le niveau de rigueur scientifique de la décision, afin de gagner quelques mois qui seraient bienvenus. Je ne sais pas s’il existe une marge de manœuvre, même si j’en doute fortement, en ce qui concerne les limites maximales de résidus dans les céréales importées, mais l’EFSA devrait l’analyser très attentivement. Cela créerait un précédent qui pourrait être d’une grande importance là où la santé des consommateurs est la priorité.
Du côté de la demande, le principal problème semble se concentrer sur les consommateurs les plus directement touchés par la hausse des prix alimentaires, le segment le plus fragile d’une population européenne déjà durement atteinte par les crises économiques et de la Covid. À court terme, la dotation financière du programme européen de soutien aux plus démunis pourrait être renforcée, ce qui contribuerait à soutenir les banques alimentaires.
Mais le moment est venu, même à moyen terme, d’ouvrir le débat sur un programme de soutien plus large. Le principal poste budgétaire des lois agricoles américaines est celui du « Food stamps » (bons alimentaires), un programme d’aide pour les Américains pauvres. Si nous prenons au sérieux une politique « De la ferme à la table », si nous croyons vraiment que les consommateurs font partie intégrante et prioritaire d’une politique alimentaire, si nous sommes convaincus que la transition écologique doit être inclusive pour ne laisser personne de côté, il est temps d’envisager sérieusement un programme similaire, bien sûr à l’européenne. Le débat a déjà commencé en Europe, et plus particulièrement en France. Il mérite d’être mené à son terme.
Une analyse plutôt économique est à venir dans les jours à venir.